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La solitude du danseur

Ca, la danse des années 80 n’est pas restée les deux pieds dans le même chausson. Elle s’est étirée dans tous les sens pour occuper l’espace, et investir chaque repli du monde contemporain. On l’a vu se pencher ou se cabrer sous toutes les vibrations d’aujourd’hui, les déséquilibres, les espoirs, les tensions, les menaces, les résistances…
Avec sa grammaire en perpétuelle invention elle a rendu compte d’un état de la planète des hommes. Pour ce faire, elle a propulsé aux quatres coins de la scène, comme des neutrons accélérés qu’on fracasse, ses particules de base : les danseurs. Et nous tous, tout surpris de voir jaillir cette nouvelle danse comme l’heureux babil d’un art naissant, nous eûmes tendance à prendre les dits danseurs pour les simples mots de vocabulaire du chorégraphe. C’étais facile. Dans l’enthousiasme, ce foisonnement créateur a peu désigné d’étoiles. Et puis le danseur, éthymologiquement, est comme un enfant, il ne parle pas. Il est même réputé ne pas penser. On a donc bien voulu savoir qu’il pouvait souffrir, mais de son corps seulement. On est même allé jusqu’à le trouver fragile, toujours à se protéger d’un excès : du froid, du chaud, de l’alcool, des sauces, des déchirures, des cors et de la déshydratation…
Jean-Claude Gallotta qui depuis quinze ans choie le danseur, le tord, le gauchit, l’arque, le sublime, l’assemble, l’imbrique, le cintre, le coude, le célèbre et l’épuise, l’a ainsi beaucoup observé, et même couvé du regard. A l’heure de l’audition, il la vu faire son premier geste d’interprète, apporter son CV ; vu passer la porte du studio dans son débardeur prune fétiche (souvenir d’une première sélection) enfilé sur un tee-shirt jaune (une vielle superstition) d’où dépasse son tricot blanc (qui le suit dans tous ses échauffements). Il l’a vu arpenter les couloirs les pieds ouverts, une bouteille d’eau dans la main, une pomme dans l’autre. Il l’a vu en sueur, yeux équarquillés de trop d’efforts, craidre soudain de n’avoir pas assez donné. Il l’a vu ne trouver personne à qui le dire.
Il l’a vu avoir du mal à saisir la demande du chorégraphe dans le vacarme de son souffle. Il l’a vu se concentrer au point de ne pas jeter un seul coup d’œil vers les pourtant belles fenêtres percées pour lui dans le mur aveugle du studio. Il l’a revu vingt fois au calme et au ralenti, sur une cassette vidéo. Il l’a vu avoir soif. Il l’a vu parfois recevoir sans broncher le bras de son partenaire dans la figure. Il l’a vu roter avec l’effort. Il l’a vu se demander pourquoi cet œil inquisiteur quand le regard du chorégraphe ne faisait que le remercier, que l’aimer.
Il l’a vu subir comme une petite mort l’annonce, par son numéro de dossard, égréné avec quelques autres, qu’il n’était pas retenu pour l’épreuve suivante. Il l’a vu ne plus rien entendre hormis le léger craquement derrière le genou. Il l’a vu ne pas montrer sa vrai blessure, celle de ne pas avoir plu.
Avec ce spectacle, le chorégraphe dédie la danse au danseur. Il la lui rend, lui tend. Ils seront quatre, pour figurer la totalité, et pour permettre à Jean-Claude Gallotta, comme il l’a fait temps à autre, (voir « Pas de Quatre », « Docteur Labus », « La légende de Don Juan ») de jouer avec la quadrature de son art.
Donc, le danseur et sa solitude nue. Pas seulement celle du corps, que cache ou révèle le collant, mais la vrai nudité, celle du candidat, du concurrent, avec son dossard numéroté, qui est son lange, et par lequel il vient au monde.
Jean-Claude Gallotta se propose d’arracher du ballet, de monter la danse juste et le juge, le danseur donne tout, tripes et âmes nouées. Un regard attendri et respectueux. Un hommage à l’énergie de l’être-dansant aux prises avec les pieuvres invisibles qui le menacent : la fragilité de son corps, l’entêtement de la pesanteur, la constance de sa solitude.
Claude-Henri Buffard