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Trois générations

Note d’intention
Depuis le 8 avril, j’avais ce besoin teinté, l’envie-rêvée de faire danser la même chorégraphie par trois générations différentes : des enfants, des adultes et des personnes plus âgées.
Ne pas immédiatement entrelacer le temps comme je le fais généralement dans mes chorégraphies, mais délibérément former trois groupes bien distincts.
L’idée m’est peut-être venue par cet attrait de voir « pousser » la danse dans la serre même du jardin-théâtre. Comment le regard induit et comment il retient les mouvements répétés, travaillés par des corps hétérogènes ?
Quels sont les points communs ou les vraies différences « du revoir » dans le spectacle vivant ?
A quel moment et où se passe la transformation-déformation dans la répétitivité et l’incarnation juxtaposées ?
Quel est l’âge de la danse ?
Comment les interprètes portent-ils cette distinction, cette différence ?
Où en sommes-nous avec cette question permanente : à quel âge faut-il danser, à quel âge faut-il s’arrêter ? Et puis, cette petite phrase écrite au pochoir sur le mur de la rue : « la culture c’est au moins trois fois ». Trois générations pour faire peut-être danser notre autre vie et surtout sentir encore plus près, cet amour des autres à être ensemble.
Jean-Claude Gallotta

Le point de vue du dramaturge

C’est son essence, et son charme, le geste est volatil. Répété mille fois, mille fois il s’évapore. L’original, le geste initial, celui auquel un danseur a fait fendre l’air pour la première fois, n’est pas consigné. Nulle part. Il n’existe pas. Une photo, une vidéo, une méthode de transcription ne sont que des traces. Interdiction de spéculer. Alors la danse recommence, avec les mêmes, avec d’autres, sans qu’on sache vraiment si elle cherche à déjouer l’éphémère ou à l’entretenir. Tandis qu’elle s’obstine à tirer son apothéose de cette fragilité même, ne tente-t-elle pas, concomitamment, à corps perdu, de créer sa petite « entreprise de construction de durée » ? Parfois, au coin de ses chorégraphies, Jean-Claude Gallotta a cherché des réponses à cette question : comment donner une chance supplémentaire au geste dansé ? Comment lui trouver une postérité ? C’est ainsi qu’il lui fit parcourir des corps différents, dans l’espoir de lui faire traverser le temps, ouvrant par exemple un de ses ballets (Les survivants) à une envolée d’enfants roses comme des baigneurs, un autre (Solo d’Yves P.) à une vieille dame accueillant sur ses genoux un ancien enfant en short à bretelles, un autre encore, le plus récent (99 duos), à des gens de toutes sortes qui voulaient bien un instant se faire passeurs de gestes. A chaque fois, il s’agissait de dénicher, à l’aide d’autres corps que ceux que la norme approuve, la substance du geste, ce qui perdure en lui quand les corps qui le produisent ne sont pas les mêmes ; ce qu’il devient en passant d’un corps élastique à un corps fatigué, d’un corps usé à un corps neuf, d’un corps fait pour ça à un corps qui ne s’y attendait pas ; ce que la fatigue lui ajoute ou lui retire, ce que la technique nous en cache ou nous en révèle. Avec Trois générations, Jean-Claude Gallotta fait de ces questions tout un spectacle. Les mêmes gestes y seront interrogés trois fois, et ne devront pas mentir. Comme on tournerait autour d’une sculpture pour en connaître les différents angles, le chorégraphe arpentera les temps successifs du corps pour comprendre ce qui persiste du corps « âgissant » sous le geste répété et ce qui se perpétue du geste par le dissemblable des corps. Nous regarderons ces mêmes gestes à la lumière de trois âges : les corps débutants, les corps entraînés, les corps façonnés par d’autres courses. Quelles mutations, quelles mues subira le mouvement ? Changera-t-il de nature ? Le reconnaîtra-t-on ? L’appellera-t-on encore par son nom ? Car bien entendu le transport du geste d’un âge à un autre ne se fera pas sans réappropriations. Le geste sera remodelé, métabolisé même par son transit. Chaque âge en sera un nouveau tradduttore , un nouveau traditore. C’est cette trahison-là dont Jean-Claude Gallotta veut proposer aujourd’hui la mise en danse. Cette trahison que nous appellerons également, bien sûr, transmission. Le chorégraphe comme transmetteur en scène.
Claude-Henri Buffard